La juge Ketanji Brown Jackson aux portes de la Cour suprême des Etats-Unis
- Cloé Garnier
- 18 avr. 2022
- 7 min de lecture
Écrit le 23 mars 2022
Une nomination lourde de sens
La première Afro-Américaine candidate à la plus haute juridiction des États-Unis a fait face à de virulentes accusations et attaques de la part de sénateurs américains lors de ses auditions de confirmation au Sénat. Annoncé à quelques jours de la fin du Black History Month, le mois qui célèbre l’histoire noire, inscrit depuis 1976 dans le calendrier national, et en présence de Kamala Harris, la première vice-présidente racisée, le choix de Joe Biden a été salué comme historique. Joe Biden a justifié son choix par l’histoire, comme une forme de réparation des injustices. « Pendant trop longtemps, notre gouvernement, nos tribunaux n’ont pas ressemblé à l’Amérique, a-t-il souligné. Il est temps que la cour reflète tous les talents et la grandeur de notre pays. ».
Le processus de confirmation
À la suite de sa nomination le 25 février par Joe Biden, le processus de confirmation débute donc pour la juge Ketanji Brown. Au cours des auditions devant la commission judiciaire du Sénat, présidée par le démocrate de l'Illinois Dick Durbin, des groupes d'activistes et sénateurs vont se pencher sur le dossier de la juge Jackson. À leur issue, Ketanji Brown sera confirmée par la Chambre haute si elle remporte 51 votes -une simple majorité-. Ces auditions sont donc cruciales, symbolisant le dernier obstacle entre la juge et sa confirmation, ce que n’ont pas oublié certains sénateurs républicains qui ont tenté de la discréditer sur divers plans. En deux jours, l’ancienne juge fédérale de Washington a eu à répondre à 642 questions, dont moins de 20 % sur sa philosophie juridique. Patiemment, elle a essuyé, mercredi 23 mars, les assauts de plusieurs sénateurs ultraconservateurs qui l’ont sommée de répondre à des questions inédites dans le processus de confirmation. Avant ces audiences, le soutien des démocrates n’a pas semblé faire de doute, et paraît suffisant pour la confirmer de justesse. La vraie question est donc de savoir quelle sera la profondeur de l'opposition des républicains du Sénat, quels arguments ils avanceront contre elle et si ces arguments peuvent mettre en danger son soutien démocrate.
Les pommes de discorde
La sénatrice Lindsey Graham l'a par exemple interrogée sur sa représentation des détenus de Guantanamo Bay, à Cuba, où, après les attentats du 11 septembre, les États-Unis ont envoyé des personnes qu'ils considéraient comme des terroristes ou des combattants ennemis et où ils sont détenus, pour certains d'entre eux, depuis maintenant deux décennies. La juge Jackson en est venue à représenter des personnes à Guantanamo Bay car elle était défenseur public fédéral. Elle était avocate d’appel, et était arrivé à un moment où la Cour suprême a déclaré que les détenus pouvaient déposer des pétitions d’habeas corpus, c’est-à-dire des pétitions demandant à être libérés. Ketanji Jackson en a donc déposé une série, et elle a justifié son choix à son audition en expliquant que pour elle il est important que dans le système juridique tout le monde soit représenté, car cela est une valeur constitutionnelle fondamentale. Lindsey Graham semblait pourtant offensé par certains arguments de la juge, allant jusqu’à lui demander si elle avait déjà accusé dans l'une de ses pétitions d'habeas corpus le gouvernement d'agir comme des criminels de guerre. Ce à quoi elle a répondu que la torture des détenus - et il y a des preuves significatives qu'il y a eu de telles tortures - constitue un crime de guerre. Mais elle n'a pas associé ce concept à quelqu'un en particulier, et n’a donc jamais traité personne de criminel de guerre. Graham a ainsi tenté de dépeindre la juge Jackson comme trop zélée dans sa défense de ces détenus, qu'il considère comme une menace pour les États-Unis.
Une juge trop indulgente ?
Un autre sénateur américain, Tex Cruz, a lui tenté de dépeindre la juge Jackson comme une magistrate d’une indulgence suspecte dans les dossiers de porno pédophilie. Il était notamment question d’un dossier concernant un homme trouvé en possession de 6 700 vidéos mettant en scène des enfants. La juge ne lui avait infligé que cinquante-sept mois de prison, soit un tiers de moins que la peine requise par le procureur. Les démocrates ont contrecarré en montrant que, sur les quatorze affaires de pédopornographie dont elle avait été saisie – sur quelque 500 dossiers criminels dont elle a rédigé les conclusions dans sa carrière –, elle avait infligé à dix reprises des peines équivalentes ou supérieures aux sentences requises. Elle-même a essayé d’expliquer que la loi fédérale sur les peines est très compliquée, mais que les experts en la matière semblent s'accorder, plus ou moins, sur le point suivant : les lignes directrices en matière de peines, qui sont consultatives et discrétionnaires, sont, de l'avis général, très sévères dans ce domaine, à tel point que les procureurs demandent souvent des peines beaucoup plus légères que celles prévues par les lignes directrices. Et la preuve semble n’être qu'elle est tout à fait en phase avec ce que font les autres juges de D.C., où elle a été juge de première instance, et de tout le pays. Mais sa réponse n’était pas uniquement technique. Au début de l'audience, elle s'est montrée très passionnée en décrivant les terribles dommages causés par ces images et le fait que les personnes qui y sont exposées souffrent de traumatismes à vie. Elle a donc rejeté complètement et catégoriquement l'idée selon laquelle elle serait laxiste à l'égard de ce type de crime. Cette série d’échanges, tout d’abord sur Guantanamo puis sur la porno pédophilie est d’une importance notable, car on peut suggérer que si vous deviez réfléchir aux personnes pour qui les citoyens et les politiques américains sont le moins susceptibles d’éprouver de la sympathie, vous pourriez commencer par les personnes cautionnant le terrorisme, puis passer aux personnes complices d'abus sexuels sur des enfants.
Une philosophie républicaine
Passons maintenant au moment le plus important de ces audiences, à savoir un échange au cours duquel le sénateur républicain Chuck Grassley de l'Iowa, le plus haut responsable républicain de la commission judiciaire du Sénat, demande à la juge Jackson d'expliquer sa philosophie judiciaire, ce qui est une question clé pour les républicains à son sujet. Cependant, il semblait réellement questionner la juge Kentanji Brown sur son interprétation de la Constitution, afin de déterminer à quel point son application de la loi pourrait être libérale. Les réponses qu’elle a données sont celles que l’on pourrait penser les républicains apprécieraient, et gravitaient autour du fait qu’elle ne croit pas en une Constitution vivante. Cette expression, « Constitution vivante » est un concept abhorré par les conservateurs. Sa version la plus extrême permettrait aux juges d'insuffler au texte constitutionnel ce qu'ils estiment être la réponse appropriée, compte tenu des circonstances contemporaines, à toute question juridique particulière, ce qui est assez caricatural. Ce qui est probablement plus proche de la réalité de ce qu'une version sympathique d'une Constitution vivante signifierait, est que les fondateurs ont utilisé des phrases générales dans la Constitution - la liberté de la presse, l'égale protection des lois, et ainsi de suite - afin de permettre aux générations suivantes de leur donner une signification pertinente pour les circonstances contemporaines. La juge Ketanji Brown Jackson a donc assuré que pour elle l’importance de la Constitution relève de ce qui en a été compris quand elle a été ratifiée et adoptée, et son rejet explicite de l'approche de la Constitution vivante aurait dû encourager les républicains. Les républicains pourraient apprécier ce langage du juge Jackson, sans être nécessairement convaincus. Ils restent très désireux de la tester au cours des auditions, comme nous montrent la suite de ces dernières.
De la Cour à l’école
Un de ces échanges a eu lieu lors d'une autre question du sénateur Ted Cruz, demandant à la juge Jackson d’expliquer sa compréhension de la critical race theory (littéralement « théorie critique de la race »). Ce courant de recherche et un cadre de lecture axé sur l'application de la théorie critique aux relations entre la race, la loi, et le pouvoir, et soutient que le suprématisme blanc et le pouvoir « racial » se maintiendraient à travers le temps, en partie grâce aux lois mises en place. Ainsi Ted l’amenée à commenter la « théorie critique de la race », le cheval de bataille des républicains, à huit mois des élections de mi-mandat. Ce à quoi la juge Jackson a répondu qu'elle ne l'avait jamais étudié et qu'elle ne l'avait certainement jamais utilisé dans sa jurisprudence, avant d’ajouter que cela n'intervient pas dans son travail en tant que juge. Puis, faisant remarquer que la juge Jackson siège au conseil d'administration d'une école privée à Washington, il a commencé à lui montrer un livre qui, selon lui, fait partie du programme de l'école intitulé "Bébé antiraciste ». Le sénateur a notamment parlé d’une partie du livre déclarant que l'on apprend aux bébés à être racistes ou antiracistes et qu’il n'y a pas de neutralité. Plusieurs de ces questions posées par les républicains ont pour but de trouver une raison de voter contre la première femme noire à siéger à la Cour suprême. Il semble qu'il s'agisse d'un effort pour essayer de trouver quelque chose qui fera croire au moins à leurs électeurs que la juge Ketanji Jackson aime défendre les terroristes, qu'elle est indulgente avec les personnes impliquées dans les abus sexuels sur les enfants, et qu'elle approuve des livres traitant des bébés de racistes dans les écoles. Et quelle que soit la force de ces critiques, leur but réel semble être de fournir une justification pour un vote contre le juge Jackson, car sa philosophie judiciaire n’est pas suffisante pour que beaucoup de ces républicains votent non. C'est une juge conventionnelle et traditionnelle. Sa description de la manière dont elle s'acquitte de son travail de juge devrait être attrayante pour les républicains. La description de sa philosophie judiciaire devrait être attrayante pour les républicains. Donc, s'ils n'avaient que cela comme matière, il serait très difficile pour eux de justifier un vote contre elle. Il leur faut donc une raison différente, meilleure et apparemment plus haute en couleur, d’où ces lignes d’attaques étroites.
Un soutien tangible
La nomination de la juge Jackson ne changera pas le rapport de forces à la Cour Suprême (six conservateurs, trois libéraux). Les républicains auront du mal à la présenter – même s’ils s’y essaient déjà – comme la candidate de la « gauche radicale » : elle a reçu le soutien du Fraternal Order of Police, le syndicat policier qui avait appelé à voter pour Donald Trump en 2020. Le chef de la commission, le démocrate Dick Durbin, a fixé au 4 avril la date du vote de la commission. Le Sénat se prononcera dans les jours suivants. Sans surprise, le chef de la minorité républicaine, Mitch McConnell, a déjà annoncé qu’il voterait contre. Peu importe qu'elle n'obtienne aucun soutien républicain, car si les 50 démocrates se serrent les coudes - et tout porte à croire qu'ils le feront - aidés par le vote décisif du vice-président Harris, elle sera nommée à la Cour suprême. La juge Jackson n'a pas perdu de vue l'importance de sa nomination et a parlé ouvertement du fait que si elle vient à être confirmée, elle servira de modèle à de nombreuses personnes, notamment à des jeunes filles noires qui n'auraient peut-être pas envisagé cette possibilité. Les auditions de confirmation de la juge Jackson reprendront ce matin. Un vote complet du Sénat sur sa nomination est attendu pour la mi-avril.
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